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Clotilde Jourdain-Fortier :  François Collart Dutilleul, La Charte de la Havane : Pour une Autre Mondialisation

Paris, Dalloz, Coll. Tiré à Part 2017, Revue internationale du droit économique 2018/1, 104-107 

 

Faustin Ekollo, docteur en droit

Note de lecture, avril 2019

 

Pourquoi consacrer des publications juridiques à un traité mort-né,  70 ans après ? La question s’adresse autant à l’auteur du compte rendu qu’à celui de l’ouvrage en titre. Est-ce pour rappeler que l’accord sur le GATT avait un frère jumeau né six mois après lui ? Peut-être qu’une partie de la réponse se trouve dans le  biais idéologique assumé sous forme de revendication d’un « langage social », langage prêté par l’auteur du livre à la Charte de la Havane. On relève aussi une forte passion nostalgique dans la croyance que ce traité aurait quasiment pu être la panacée de certains problèmes mondiaux, spécialement pour ce qui concerne les questions agricoles et alimentaires.

Non. La raison fondamentale de la présentation de cette Charte est son actualité, même si le professeur Jourdain-Fortier y ajoute, dans un exercice de virtuosité, le contenu et les objectifs. Le compte rendu du  compte rendu (ou bis) s’autorisera donc une certaine liberté, en mettant l’accent sur d’autres clins d’œil.

Avant de prendre cette liberté, insistons sur ce que la recension et le livre devraient intéresser le lectorat technique africain qui n’a pas de culture des négociations internationales. A ce sujet, le professeur Jourdain-Fortier fait œuvre d’éducation en comparant la controverse Inde/OMC,  de la Conférence de Bali 2013, avec le succès des exemptions concernant les médicaments dans les accords TRIPS (ADPIC), de Doha 2001. Cette recension nous invite aussi à nous arrêter sur d’autres choses importantes pour notre lectorat africain.  Elle signale un autre article publié par un doctorant de Harvard, dans le même numéro de la RIDE : Pascal McDougall, Le couple droit/économie dans la théorie et le droit international du développement (pp 41-74). Le travail de ce doctorant offre à l’auteur du compte rendu une occasion pour  effectuer des parallèles avec des théories du Nobel  d’économie Amartya Sen : The Economics of Happiness and Capability (Economie du bonheur et des moyens) impliquant d’abord, comme son idée de justice,  de satisfaire les besoins les plus élémentaires (pour la justice, éliminer d’abord les injustices les plus évidentes). De ce point de vue, il faut d’abord veiller à se nourrir ! Les cadres africains devraient toujours se rappeler que se nourrir est la première préoccupation des populations et que ce point ne doit pouvoir faire l’objet d’aucun marchandage international.

L’article relève ainsi des éléments dont  les technocrates d’Afrique centrale ne semblent pas tenir compte,  s’agissant des échanges commerciaux internationaux. La Charte de la Havane est (était) hostile aux subventions à l’exportation des pays riches (art. 26)…

Cette recension fait utilement  et agréablement voyager dans le temps, en faisant des détours par les motivations et les ressorts socio-économiques de l’heure. Ainsi, les motivations de la libre concurrence prônée par les économies anglo-saxonnes après la WWII sont férocement rapprochées de leurs périodes protectionnistes antérieures[i] ; on savoure des éléments d’histoire, le résumé signalant les négociations parallèles entre les accords du  GATT et la Charte de la Havane, avec des dates comme repères :

  • 1947 et 1948 pour les deux traités jumeaux, mais si différents, GATT et Charte de la Havane ;
  • 1994 pour la Conférence de Marrakech, puis la suite sous forme de WTO-OMC.

Et une fenêtre délibérément incomplète sur les accords de Marrakech nous invite à faire un effort pour nous rappeler les caractéristiques de chaque cycle du Gatt, avant le basculement vers WTO-OMC, avec l’impression d’une partie qui se prolonge actuellement, par l’admission sous forme de petits morceaux de la Charte de la Havane…

C’est d’ailleurs au sujet de l’admission de la Charte de la Havane par petits morceaux que l’on peut en évoquer des éléments d’une histoire un peu alternative, comme une touche d’ironie au regard du formidable commentaire à tendance altermondialiste du professeur Jourdain-Fortier.

Avec un autre regard, on indiquera que cette charte reste d’actualité de façon  singulière, à plus d’un égard.  Si l’on s’attache au fétichisme des dates ou de la période,  1946-1948, les travaux du professeur Collart-Dutilleul et leur commentaire par le professeur Jourdain-Fortier apparaissent comme une manière d’anniversaire. Cet anniversaire a été salué par des dizaines  d’articles en anglais[ii]. En langue française, le sujet est plutôt maigre, anniversaire ou pas ; et l’annotateur a raison d’évoquer un thème méconnu.

Mais l’autre aspect de l’actualité de cette charte est plus fondamental et plus intéressant, même s’il contredit un peu les regrets des deux auteurs : c’est que le fantôme de la Charte de la Havane a accompagné divers cycles du Gatt ; certains travaux des Nations Unies ont même consisté à rattraper en partie la charte de la Havane, en la réintégrant par petits morceaux.   Le commentaire du professeur Jourdain-Fortier situe ce rattrapage en 1994 à Marrakech, en s’appuyant spécialement et à juste titre sur l’importance désormais prise par le sujet des barrières non tarifaires, puis en évoquant les exemptions touchant aux médicaments dans les accords TRIPS (ADPIC) à Doha.

En réalité, l’intégration formelle de la Charte de la Havane par petits bouts commence bien avant la Conférence de Marrakech. Dès la première révision de 1954-55, durant les négociations de Genève, plusieurs dispositions de la Charte furent transposées dans le GATT[iii].  La légère détente consécutive au règlement de la crise de Cuba permis ensuite, en 1964, la création de l’UNCTAD (CNUCED) par le mécanisme qui avait été prévu dans l’article XXIX du GATT, Rapports du présent Accord avec la Charte de la Havane,  certes sous l’égide des Nations Unies[iv]… Même les éléments protococolaires de la Charte ont été transférés au GATT. Ainsi, alors que le GATT n’était dirigé que par un Secrétariat exécutif, le titre  de Directeur Général qui était réservé à l’appellation  officielle de la Charte, Organisation International du Commerce, lui a été dévolu en 1965.

Mais cette intégration formelle a été précédée d’une certaine intégration informelle de la Charte dans le GATT. Il faut en effet rappeler que les clauses de l’entrée en vigueur d’une partie du GATT étaient provisoires dans l’attente de la Charte et que certaines dispositions étaient plus ou moins communes. Avec la caducité de la Charte de la Havane, certaines des clauses du GATT qui avaient été davantage  développées voir explicitées dans la Charte ont été appliquées, dans une bonne mesure, dans l’esprit de la Charte. Il en est ainsi des exceptions générales de l’article XX de l’accord du GATT.

Mais l’actualité de la Charte possède d’autres traits plus amusants encore, si l’on accepte la perspective des clins d’œil, mais tout aussi fondamentaux. Cette actualité est faite de ce que l’on pourrait appeler ici, proprement, les dessous de l’histoire dont les éléments expliquent en partie les évolutions actuelles. On sait que la Charte fut, comme le GATT,  une proposition strictement d’origine américaine,  officiellement dès la fin 1945,  sous le titre Proposals for the Expansion of World Trade and Employment[v].  On comprend aisément que  la Charte et  le GATT ont été négociés durant des moments complexes de début de la Guerre froide et à une période aussi où de nombreux pays étaient encore sous domination coloniale. Mais, en général, les auteurs des travaux juridiques et/ou  économiques ne relèvent pas le climat glacial dans les rapports entre le Royaume Uni et les Etats-Unis, à l’époque.

Le froid entre les Etats Unis et le Royaume Uni,  en dépit de l’utilisation de l’expression Special Relationship par les anglais,  s’explique en partie par des événements connues : les dirigeants  britanniques  en voulaient déjà aux USA pour leur entrée tardive dans la guerre de 1914 alors qu’ils furent par la suite parmi les principaux bénéficiaires du coup d’arrêt au projet d’intégration entre les nations germaniques et le gigantesque empire pétrolier turc ; il faut rappeler qu’à cette époque, l’économie mondiale basculait du charbon ou des graisses végétales et animales (y compris les cétacés) vers le pétrole ; de plus, le quasi-démantèlement des secteurs de la chimie et de l’industrie germaniques, permit aux USA de prendre durant un siècle la suite impériale du Royaume Unie sur la Planète.  Leur entrée en guerre durant la WWII fut également tardive et le Royaume-Uni leur paya sa dette du Lend-Lease jusqu’en 2006, sans jamais se plaindre officiellement.

Mais, désormais, des documents anglais, américains  ou ceux du GATT,  de cette période, sont déclassifiés (derestricted)[vi]. Il apparaît alors que la signature du GATT fut un vrai miracle. Dans les faits, Il s’agissait au départ d’une série d’accords bilatéraux, et surtout d’une discussion USA-UK,  qui ont failli mal tourner, tant le Royaume-Uni était dépité, surtout que l’accord prenait la suite de la Charte de l’Atlantique dans des conditions de « racket » ; c’est en ces termes que les anglais désignent pudiquement les « consideration (s)» (au singulier)  concédée, allant bien au-delà de la renonciation aux clauses de préférence dans le Commonwealth [vii]. D’ailleurs les USA transformèrent carrément les débats en forum multilatéral, en renonçant à leurs apartés avec les britanniques ! Mais sans les menaces liées à la Guerre froide et à la pression soviétique,  aucun accord n’aurait peut-être été signé…

Avec l’URSS-Russie, justement, ce fut une autre histoire. L’URSS quitta la table de négociation de la Charte de la Havane. Mais un début de détente et de coexistence pacifique, après le règlement de la crise de Cuba,  permit la mise en place de l’UNCTAD ; la bienveillante neutralité de l’URSS conduisit même la Pravda à considérer l’acte final comme une base saine pour le progrès économique[viii]. En 1987, l’URSS devient candidat-observateur du GATT. Avec la candidature de la Chine et  le statut d’observateurs de la Russie en 1993, le Gatt retrouvait un vrai statut multilatéral et pouvait reprendre une partie du nom de la Charte de la Havane, en remplaçant simplement international par mondial,  OMC au lieu de OIC[ix] !

Le dernier élément d’actualité est un clin d’œil qui coïncide avec le thème le plus remarqué dans le discours inaugural du Président Trump : ‟From this day forward, a new vision will govern our Land. From this day forward, it’s going to be only America First, America First!”. Ce thème a été le prélude à une série de dénonciations de traités multilatéraux ; or cette recherche frénétique de traités bilatéraux par les autorités américaines représente le contraire de l’OMC dans sa version actuelle et de ce qui fut la Charte de la Havane !

 

PS : tag, résumé et membres permanents du site[x]

[i] Voir aussi, dans une perspective historique : J.-Ph. Feldamn, Bastiat et Cobden. Libre-échange et protectionnisme en France et en Angleterre dans les années 1840, Droits 2017/1, n° 65, pp 29-45.

[ii] Nous recommandons spécialement, en libre accès, Roy Santana, 70th Anniversary of the GATT : Stalin, the Marshall Plan, and Provisional Application of the GATT 1947, IX, 2, Trade,  Law and Development 2017, pp 118-135

[iii] George Bronz, An International trade Organisation: The Second Attempt, 69, Harvard Law Review 1956, pp 440-487, spec. pp 444-445 et les notes de bas de page 11 à  14.

[iv] En ce sens, The Making of UNCTAD, United Nations 1985, p. 9 et suivantes ;   Paul Demaret, 34, The Metamophoses of The GATT : From The Havana Charter to the World Trade Organization, Columbia journal of Transnational Law 1995, pp 123-169.

[v] Clair Wilcox, A Charter for World Trade, MacMillan 1949, p. 21 et suivantes ; en réalité, avant même la WWII, le secrétaire d’Etat au commerce, Cordell Hull et son équipe avait commencé à préparer deux projets pour remodeler le commerce mondiale, voir la très belle thèse de Aparicio Caicedo Castillo, El New Deal del comercio global – Influencia del pensamiento jurídico y la cosmovisión ideológica estadounidense en la génesis del sistema multilateral de comercio, Thèse dir. Raphael Domingo Oslé (Universidad de Navarra 2010).

[vi] Voir Roy Santana, précité.

[vii] On découvre aujourd’hui (depuis 2017) que l’histoire du développement de la bombe atomique,  telle que racontée par l’historiographie US avec le roman du Manhatan project,  est largement une fable qui passe sous silence le rôle germinal du projet britannique complet, le Frisch–Peierls memorandum, cédé aux américains en même temps que les techniques pointues de Radar et de turbocompresseur dans le cadre des accords Lend-lease. Les USA étant seuls en mesure de mettre rapidement en œuvre la bombe pour des questions de moyens et nécessité faisant loi pour les britanniques… Nos lecteurs français ne sont pas surpris puisqu’ils avaient suivi la drôle de mauvaise manière de l’Amérique dans l’affaire de la découverte du virus du Sida par le professeur Montagnier… Ils devraient seulement se rappeler que l’Amérique, après tout, n’est qu’une ancienne colonie de la Perfide Albion…

[viii] Diego Cordovez, The Making of UNCTAD, 1, 3, Journal of World Trade 1967, pp 243-328.

[ix] Voir Paul Demaret, précité.

[x] Voir ci-dessous

Tag – origine du GATT,  le GATT et la charte de la Havane, Havana Charter & the GATT,

Résumé –  Le GATT avait une sœur jumelle : la Charte de la Havane ; cette charte est devenue caduque avec d’importantes conséquences sur les orientations du GATT et des regrets.

 

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Publié in France Ohada droit, notes de lecture, avril 2019

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