François Collart Dutilleul, La Charte de la Havane : Pour une Autre Mondialisation, Paris, Dalloz, Coll. Tiré à Part 2017
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The Global Reach of US Law Enforcement
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María José Valverde Martinez, Javier Carrascosa Gonzáles, Poligamia en Marruecos y Pension de Viudedad en España. El Tribunal Supremo y el Orden Público Atenuado

Cuadernos de Derecho Transnacional, 10, 2, 2018,  pp 718-731; numéro de la revue, article en PDF.

[Polygamie au Maroc et pension de réversion en Espagne. Le Tribunal Suprême et l’ordre public atténué]

Note de lecture, Faustin Ekollo

Avril 2019

Le Tribunal Suprême d’Espagne, le 24 janvier 2018 (ROJ: STS 121/2018 – ECLI:ES:TS:2018:121), Chambre de contentieux administratif, a rendu une décision très largement commentée en Espagne, tant dans la grande presse que dans les publications juridiques ou économiques. L’affaire posait la question du versement d’une pension de réversion à deux veuves marocaines d’un agent marocain (originaire d’El Aaiun)  des forces armées  espagnoles.  La motivation centrale de Tribunal Supremo fait application de la notion d’ordre public atténuée.

On peut prendre connaissance du texte de cet arrêt espagnol de 10 pages au Centro de Documentación Judicial, site, arrêt du 24 février 2018.

Il faut d’abord rappeler que la loi espagnole interdit la polygamie, avec une sanction  prévue à l’article 217 du Code pénal espagnol ;  le droit espagnol considère que cette pratique est manifestement contraire à l’idée d’égalité homme-femme et, partant, attentatoire à la dignité et à l’ordre public.  

Au Maroc, quelques publications ont évoqué l’affaire, sur un mode relativement distancié. En Espagne, en revanche, avant et après la décision du Tribunal Suprême,  l’affaire a passionné les chroniqueurs, avec quelques erreurs d’analyse (par exemple, l’évocation du spectre d’un appel d’air à la fraude aux veuvages polygamiques marocains)…  Malgré une écrasante tendance à l’hostilité contre le versement d’une pension compte tenu de ce veuvage polygamique, des voix se sont élevées pour remarquer  qu’en Espagne, comme dans la plupart des pays européens désormais, le mariage homosexuel était admis (depuis 2005) ; or la prohibition de l’homosexualité était, historiquement,  bien plus radicale que celle de la polygamie ; de plus, le pays a une pratique assez libérale de la diversité des unions  puisqu’il permet le rite gitan. Dans ces conditions, vouloir refouler une situation juridique légale au Maroc,  au point de la priver d’effets seulement périphériques dans l’ordre juridique espagnol,  relèverait d’une sorte d’impérialisme culturel ou civilisationnel.

Le tribunal Suprême espagnol s’est montré créatif,  doublement. D’une part, il examine concrètement en quoi l’ordre public espagnol serait contrarié par le versement de la pension aux deux veuves, pour aboutir à une conclusion très sceptique. D’autre part, dans une pétition de principe, il estime que verser la pension aux deux veuves n’est qu’une admission périphérique des effets de mariages légaux au Maroc ; en cela, le Tribunal suprême souligne, de manière heureuse,  que c’est la notion d’ordre public atténué qui doit être appliquée dans cette hypothèse !

L’annotateur fustige un arrêt de la Cour de Cassation française du  5 nov. 2015, privilégiant l’ordre public, selon lui. Il doit s’agir d’une erreur dans les références ; en effet, un arrêt de la 2e Chambre du même jour (n°14-25565,  Clunet 2016. 554, note Michel Farge) se rapproche plutôt de l’arrêt espagnol et nous soulignons :

Attendu que, pour rejeter celui-ci, l’arrêt retient que si la convention franco-algérienne reconnaît la validité des mariages polygames, c’est à la condition que le statut personnel des parties le permette ; qu’en conséquence, les mariages, réguliers au regard de la loi algérienne, le sont également au regard de la loi française, mais à la condition qu’ils ne concernent que des conjoints de statut personnel polygame, de sorte que, si la loi du statut personnel de l’un des conjoints, la loi française en l’espèce, interdit la polygamie, cette convention ne peut être valablement invoquée ; qu’en effet, de tels mariages polygames sont contraires à l’ordre public international s’ils sont de nature à produire des effets à l’encontre d’un conjoint de nationalité française qui est en droit d’invoquer l’interdiction de la bigamie résultant de l’article 147 du code civil français aux termes duquel on ne peut contracter un second mariage avant la dissolution du premier ;

Qu’en privant d’effets le mariage conclu entre Mokrane Y… et Mme X… pour cause de bigamie, alors qu’en l’absence d’annulation de ce mariage, la veuve avait la qualité de conjoint survivant, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

En France, cette tendance qui consiste à ignorer la notion d’ordre publique pour examiner le point des nullités, dans les questions d’état des personnes en droit international,  constitue un revirement de jurisprudence par rapport aux arrêts  Baaziz (Civ. 1re, 17 févr. 1982, n° 80-17113 ; Civ. 1re, 6 juill. 1988, n° 85-12743, Rev. Crit DIP 1989, 71, note Lequette) ; cette évolution a été confirmée par plusieurs arrêts de la Cour de cassation, y compris en 2018 ; la jurisprudence française se rapproche ainsi de la position du Tribunal suprême espagnol, même si c’est par des voies détournées, en esquivant le débat sur certains points et en réduisant la solution à un distinguo procédural. Il faut néanmoins rappeler qu’en France aussi, depuis longtemps, la jurisprudence a parfois eu recours à la notion d’ordre public atténué en matière d’état des personnes, lorsqu’aucune fraude n’était établie (Civ., 11 avril 1945, S 1945, 121, note Battifol).

On peut ajouter que, même en cas d’annulation, les plaideurs de bonne foi  devraient pouvoir invoquer le bénéfice du mariage putatif.  Pour une vue d’ensemble, voir Elise Ralser,  Mariage : effet de la polygamie sur l’attribution d’une pension de réversion, R. crit DIP 2015, 621 et les références (examinant essentiellement le sort de mariages franco-algériens). En dernier lieu, pour la jurisprudence française,  on consultera Jacques Lemouland,  Mariage polygamique : partage de la pension de réversion entre les épouses,  note sous Civ.2, 20 déc. 2018, n° 17-27987,  L’Essentiel Droit de la famille et des personnes, n° 2, 1/2/2019 ; l’annotateur conclut,  après avoir relevé une suite d’arrêts, que la position de la Cour de cassation est désormais fixée : 

Mais attendu qu’en l’absence d’annulation du mariage, la cour d’appel a, sans méconnaître la conception française de l’ordre public international, exactement déduit que Mme X… a la qualité de conjoint survivant au sens de l’article L. 353-1 du code de la sécurité sociale, de sorte qu’elle doit bénéficier de la pension de réversion, en concours avec la première épouse, selon les modalités prévues par l’article L. 353-3 du même code ;

S’agissant de l’arrêt espagnol, le commentateur relève, pour s’en féliciter, que le Tribunal Suprême décide d’appliquer, par analogie et par équité,  les termes de l’article 23 de la convention de sécurité sociale entre l’Espagne et le Maroc (8 nov. 1979), après avoir pourtant relevé que cette convention ne couvrait pas les régimes spéciaux de sécurité sociale. Du coup, il en conclut que l’esprit créatif de l’arrêt espagnol rejoint le courant du célèbre arrêt Bulkley (28 févr. 1860, DP 1860, 1, 57) par une reconnaissance des effets  de la décision étrangère. Il observe que se trouve ainsi respectée la notion de droits acquis, notion fondamentale du droit internationale privé. Par ailleurs, il s’étonne du goût de certains pour l’abstraction, comme l’objection d’une prétendue inégalité entre hommes et femme qui n’est pas le sujet ici, ni de près, ni de loin ; le sujet était plutôt celui de l’égalité entre deux veuves. Enfin, il souligne la mise en exergue précautionneuse par le Tribunal Suprême de ce que le résultat de l’arrêt ne débouchait pas sur une multiplication des pensions : une seule pension est versée ; simplement, elle est répartie entre les deux veuves. Il n’y a donc aucune incidence sur les finances publiques espagnoles, et aucune incitation à la fraude du côté marocain.

Nous ajouterons que cette attitude du Tribunal suprême espagnole convient particulièrement aux relations internationales dans la mesure où elle met en avant, sans esquive, la nécessité de respecter ce que les diplomates appellent la courtoisie international, terme rendu en anglais par la très évocatrice notion de comity. Il convient d’opérer un rapprochement avec un jugement tunisien et son commentaire : Souyama Ben Achour, Le divorce extrajudiciaire français devant le juge tunisien, une tolérance à contrecoeur, Rev. Crit. DIP 2018, 211 (voir le commentaire du commentaire dans ce site par Maître Patricia SUID et par Maître Thioye SOW, à paraître).

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Résumé – Le Tribunal Suprême d’Espagne applique l’ordre public atténué  pour reconnaître, en Espagne,  le droit à une pension de réversion à deux veuves d’un défunt marocain

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Publiée en avril 2019

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