Premier billet
14 oct. 2019
Par Faustin Ekollo
Docteur en droit
1°) Un site axé sur le droit des affaires peut tenir compte de ce qui en constitue le cadre : la situation politique, spécialement à des moments cruciaux. A cet égard, le Grand Dialogue National convoqué par les autorités publiques du Cameroun vient de se terminer. Il donne l’occasion d’examiner des propos tenus par des habitués du petit écran, en relation avec les crises que traverse le Cameroun. Une série d’une huitaine de billets examinera bêtisier et interventions méritant ovations, dans une perspective juridique et sans cadence rigide.
2°) Laissons de côté les personnes qui manifestement n’ont ni initiation ni culture juridiques ou qui ne sont pas de premier plan en matière politique. Plusieurs d’entre elles, régulièrement invitées et très populaires, parlent de manière assurée du droit à longueur d’antenne en citant à tort et à travers tout ce qu’elles peuvent ramasser. Mais, au moins, on peut espérer que ceux qui les écoutent comprennent qu’il s’agit avant tout de se distraire. Leurs propos ne portent donc pas à conséquence.
Toute autre est la situation lorsque des gens qui possèdent une reconnaissance plus ou moins nationale en matière politique ou juridique s’expriment. Commençons par un élément relevant du bêtisier.
Ancien candidat à la présidentielle, M. Cabral Libii posséderait un crédit supplémentaire lié à sa qualité d’étudiant en troisième cycle juridique.
Comme l’écrasante majorité des camerounais francophones, il éprouve un amour profond pour les situations et solutions uniformes (étrangement décrites comme harmonisées) ; c’est ce que les étudiants anglophones du quartier Obili à Yaoundé, dans les années 80, appelaient Frogs’ obsession, spécialement après une tentative de francophonisation (c’est en réalité ce que les camerounais francophones appellent harmonisation) par suppression du GCE Board, manœuvre pilotée par l’alors Chancelier Joseph Owona (avec le ministre de l’éducation), qui avait déjà failli mettre le pays à feu et à sang.
Bien sûr, très peu de francophones camerounais ont conscience de ce que leur passion pour « l’harmonisation » est simplement héritée du goût pathologique des français pour l’uniformité ; ce penchant que ces derniers confondent avec l’égalité les singularise parmi les nations développées, avec des expressions comme à-deux-vitesses ou communautarisme pour fustiger toute diversité. En général, les francophones camerounais, pour peu qu’ils soient titulaires de diplômes, considèrent qu’il s’agit de « leur analyse personnelle ».
M. Libii va dangereusement plus loin que la majorité des diplômés francophones : il fait appelle à son imagination sous un déguisement factuel. Ainsi, pour assouvir sa soif d’uniformité des systèmes, il ne craint pas d’affirmer, en substance, que la common law après laquelle courraient certains camerounais n’existeraient plus aux Etats-Unis, au Nigeria et au Royaume-Uni. Selon cet analyste téméraire, le droit des affaires serait complètement « harmonisé ». A cela, il ajoute une présentation du droit de la famille au Cameroun strictement personnelle. Comme cela ne suffit pas, tant qu’à faire, il n’hésite pas à s’aventurer en matière de formation ; cette fois, il s’insurge contre la coexistence au Cameroun de « deux catégories de personnes, les unes ayant plus de diplômes que les autres et se prévalant toutes du même niveau »… Et, bien sûr, il ne craint pas de blasphémer en déclarant qu’il aurait fait des recherches.
Si M. Libii est vraiment étudiant en troisième cycle de droit, il devrait apprendre un peu d’honnêteté et d’humilité, pour les besoins de ses prises de parole en public. En réalité, il devrait aussi apprendre tout court, un peu. Car, visiblement, il a choisi d’évoquer des sujets compliqués et explosifs pour notre Nation, sans connaissances même superficielles les concernant, et sans aucune précaution.
Bien sûr, on ne peut pas exiger de lui qu’il ait lu des travaux spécialisés sur la dualité du Cameroun, comme la thèse germinale du professeur Carlson Anyangwe : The Administration of Justice in a Bijural Country, ou comme l’ouvrage obligatoire pour un certain niveau du Chief Victor Mukete, My Odyssey : The Story of Cameroon’s Reunification. On ne lui demande même pas d’être informé des controverses gigantesques sur le droit napoléonien, dans les Rapports Doing Business de la Banque Mondiale, sur le thème du « Legal Origins ». Ces rapports à l’origine de plusieurs centaines d’études et notes ont déclenché des réactions hystériques en France[1] ; mais ils sont aussi à l’origine de très importantes réformes françaises ces dernières années (effets en partie conjugués avec l’influence du droit européen).
De même, personne de sérieux n’aurait l’idée de demander à M. Libii s’il est au courant des difficultés des travaux d’Unidroit en matière de petits rapprochements des systèmes juridiques, essentiellement common law et droit civil. Plusieurs juristes africains du meilleur niveau y participent et une petite partie des travaux est accessible en ligne. Certes, la Revue de droit uniforme, comme d’autres revues juridiques de l’édition commerciale, est difficilement accessible aux étudiants africains. Mais, en libre accès en ligne, ils n’ont que l’embarras du choix entre des revues du meilleur niveau mondial pour ce qui touche au droit international, au droit comparé ou au droit transnational. En voici un échantillon, simplement extrait des listes de lecture du présent site[2].
A tous ces savants juristes, à tous ces éditeurs, à tous ces dirigeants d’organisations intergouvernementales et aux spécialistes de la Banque Mondiale, Monsieur libii apprend qu’ils perdent leur temps, en dehors du Cameroun, il n’existe plus de common law, tout ça est « harmonisé ». Eux, ils n’étaient simplement pas au courant. L’un des journalistes camerounais a attiré intelligemment son attention sur ce que ce sont des idées comme les siennes qui sont à l’origine des problèmes actuels du Cameroun :
Harmonizing systems was one among other things that caused much trouble because it was interpreted as a deliberate attempt to kill Anglophone cultural system, the educational system, the common law system
Mais ce politicien sans humilité répond crânement, il possède des définitions et il ajoute que ce n’est pas facile, comme pour se donner bonne conscience.
Droit comparé et droit transnational sont des branches du droit que ne pratiquent que très peu de juristes même de très haut niveau, et ils se montrent d’une prudence de vipère à cause des milles et un pièges et obstacles culturels et linguistiques. Quant à la Recherche comparative en éducation, elle est devenue très dense après la déferlante du classement annuel de Shanghai et/ou des hospitalisations consécutives aux premières éditions du système PISA. Mais on se dit que les principaux commentateurs auraient dû s’instruire de l’opinion péremptoire de M. Cabral Libii.
Hélas, For Fools rush in where angels fear to tread.
Mais l’esbroufe a ses limites.
Même si la politique impose un rythme épuisant, on est en droit d’attendre de M. Libii qu’il prenne quelques minutes pour consulter, parmi de nombreuses sources en libre accès sur le net, des éléments sur l’organisation juridique de la Confédération helvétique, ou sur la dualité canadienne, ou sur la technique une Nation et plusieurs systèmes, en Chine. Ces éléments de lecture facile, plus ou moins transposables au Cameroun, procureraient un peu de substance et de sens à ses propos quand il veut parler de sujets importants pour notre Nation. Il pourrait aussi se renseigner un peu sur les bagarres qui ont opposé ses aînés sur ces sujets au Cameroun, alors qu’il n’était pas né ou qu’il était encore enfant. C’est une question de décence élémentaire à l’égard de nos compatriotes et de respect pour notre Patrie.
Pour le reste, on est obligé d’indiquer que les propos de M. Libii ne peuvent pas être corrigés : ils n’ont aucun sens. Et cela est regrettable : https://youtu.be/4MARScSg7ZM?t=467
4°) Passons maintenant à quelques bons points.
Heureusement que dans les media camerounais, il y a aussi des débats intéressants et instructifs. Dans le débat commenté ici, les approximations et parfois erreurs relèvent du brocard selon lequel les seuls qui ne se trompent jamais sont ceux qui ne font rien ; surtout, l’essentiel reste absolument bénéfique pour nos compatriotes, d’autant que les participants ont tous eu l’intelligence et le respect de rendre leurs propos raisonnablement intelligibles pour le plus grand nombre, sans le jargon pédant qui est de tradition chez nous. On est donc heureux de faire quelques observations sur le très beau débat en sous-titre.
Dans ce débat, la principale interrogation était de savoir à quelles conditions une directive de la Commission africaine des droits peut s’appliquer, en rapport avec la Charte Africaine des Droits. Précisément, quid de la compétence des juges militaires dans l’affaire de l’arrestation des membres d’un parti politique au Cameroun ? Les divergences tournaient autour des notions d’entrée en vigueur, de signature-ratification, d’application directe ou non (incorporation d’une directive fondée sur la Charte). Le professeur Messanga Nyamding lors d’un autre débat a tenu à évoquer à juste titre ce très intéressant échange, tout en donnant raison au Bâtonnier Charles Tchoungang (hum, pas si sûr).
Intervenons pour indiquer que tous oublient une nuance dans le droit des traités internationaux multilatéraux. C’est un élément qui relativise les notions d’entrée en vigueur, de signature ou de ratification : en dehors des hypothèses d’opposition franche (et parfois de certaines réserves), les traités multilatéraux peuvent faire naître à l’encontre des Etats (y compris tiers) des obligations coutumières, spécialement lorsqu’ils contiennent des règles impératives largement admises, dites Jus cogens. L’exemple contemporain le plus topique en est le procès de Nuremberg. Contrairement à ce que l’on lit trop souvent dans la grande presse, qui évoque un droit créé de toutes pièces par les vainqueurs, ce procès se fondait d’abord sur des sources coutumières, y compris certains traités de la Haye qui, de ce fait, s’appliquaient même aux non-signataires (décision du 1er oct. 1946). Cette analyse reste valable, mais à géométrie variable, en présence de règles fortement exhortatives, même lorsque ces traités ne sont pas encore entrés en vigueur (avec des exceptions et nuances sur lesquelles on ne s’étendra pas ici).
Et il ne faut pas se faire d’illusion, les conséquences en droit internationale sont de plus en plus effectives et variées. Elles vont de la réprobation plus ou moins forte avec ce que cela entraîne (comme la réduction récente de la coopération USA /Cameroun) ; elles passent aussi par des mesure dites discourtoises, contraire à l’exigence de comity, terme anglais qui fonde, avec le principe de réciprocité, les privilèges internationaux ; et peuvent atteindre des sanctions ou pire. Le Cameroun, pays pauvre et sous-développé, sans aucune importance sur le plan international, n’a manifestement pas les moyens de jouer longtemps avec la légalité internationale.
Voici les références du débat https://youtu.be/LDI9UxJoUvk?t=775
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